Le Klaxon #5
Petit frère de notre « Heure de la Sirène« , le « Klaxon » viens chaque mois avertir sur les avancées de la marchandisation des associations, des investissements à impact social mais aussi sur les contre-feux proposés par les associations.
Newsletter de notre tout récent Observatoire citoyen de la marchandisation des associations et des investissements à impact social (OCMA & IIS), retrouvez les premiers numéros ci dessous.
N’hésitez pas à transmettre vos informations sur le sujet ou à demander votre inscription pour la recevoir auprès de : marianne[arobase]associations-citoyennes.net
Marianne, ne vois-tu rien venir ? Cette feuille vous tiendra régulièrement informés de mes observations, rencontres, actualités autour de la marchandisation et de la financiarisation de l’action associative via les investissements à impact social. Elle deviendra petit à petit la newsletter de l’observatoire de la marchandisation des associations en accueillant vos textes. N’hésitez pas pas à me faire des suggestions, me signaler vos infos et à enrichir cette lettre par vos contributions, textes, témoignages, réactions…
#5 – juin 2022 : Apprendre aux associations la « culture de l’évaluation »
Sarah El Haïry, encore secrétaire d’État chargée de la jeunesse et de l’engagement, avait commandé un rapport à Suzanne Chami, déléguée générale de l’Institut de développement de l’éthique et de l’action pour la solidarité (Idéas), Philippe Bolo, député de Maine-et-Loire, Bernard Bazillon du cabinet KPMG et Philippe Da Costa de la Croix rouge. Leur mission ? Installer une « culture de l’évaluation » au sein du monde associatif et harmoniser les méthodes notamment en s’appuyant sur la mesure de l’impact social. Le rapport intitulé « Évaluation des actions associatives » est sorti ce mois d’avril 2022.
L’idéologie portée par les auteurs du rapport apparaît clairement dès les premières pages. Les associations sont « en retard » sur cette question d’évaluation par rapport aux méthodes du privé bien plus « efficaces ». Si les grandes associations « ont pris conscience de la nécessité de se doter de processus de reporting extra-financier. Malheureusement, elles n’ont pas atteint le même niveau de maturité (NDLR : que les entreprises ayant mis en place leur politique de RSE) en matière de mise en œuvre et d’efficacité opérationnelle ».
On l’avait compris, les associations sont définitivement has been, d’autant plus que « les entreprises, et en particulier celles du domaine de l’économie sociale et solidaire (ESS), s’insinuent désormais dans le périmètre d’activité des associations. En étant mieux armées en termes de pratiques évaluatives, le risque qu’elles distancent les associations devient un point de vigilance ». On leur rappelle que 80% du secteur de l’ESS sont des associations ? Mieux armées, c’est à dire ? « Le secteur associatif doit d’avantage s’investir dans le reporting et la qualification de ses actions ». Pourtant, curieusement, dans l’enquête envoyée dans le cadre de la réalisation de ce rapport aux associations, 84% des répondants disaient réaliser des évaluations de leurs actions… Peut-être n’est-ce pas les « bonnes » méthodes d’évaluation qu’elles utilisent ?
Le rapport met en effet particulièrement en avant la notion de mesure d’impact social qui impose « d’effectuer le diagnostic des besoins sociaux ; de démontrer la pertinence des actions en réponse à ces besoins ; de considérer les coûts évités – ce qui suppose l’accès à des données de nature sociétale, pas toujours aisé ». En somme, le modèle type des contrats à impact social… L’idée d’un référentiel unique pour l’évaluation du monde associatif est même avancée. Toutefois l’exercice est jugé trop difficile et le rapport préconise des référentiels sectoriels et un corpus de bonnes pratiques. Parmi elles, la méthode développée par Social Value France, centre de ressources et de plaidoyer pour l’évaluation de l’impact social, il réunit tous les acteurs qui depuis le départ défendent l’implantation et le développement des contrats à impact social en France. Surtout, ils diffusent cette financiarisation du social dans les discours, infusent cette notion de mesure d’impact social au point qu’elle semble désormais incontournable. Ce réseau national s’est affilié au réseau international, Social value International qui regroupent les réseaux de 45 pays et visent « à créer un mouvement commun pour le changement ».
Social Value France identifie donc « trois briques » dans cette évaluation présentée comme modèle : la formalisation de l’évaluation et des effets qu’elle se fixe ; la collecte des données régulières dans le temps long ; le travail d’étude et de recherche sur les coûts évités.
Le second exemple de bonnes pratiques est celui développé par l’ESSEC qui propose un MOOC gratuit pour se former sur la mesure de l’impact social. Ce MOOC pose le sujet sans contrepoint possible : « Dans le contexte économique actuel de restriction des ressources publiques, la mesure de l’impact social est devenue un pré-requis pour les associations et entreprises sociales ». Il avance plusieurs questions : « Pourquoi et comment mesurer son impact social ? Quels outils choisir, comment la mettre en œuvre et comment l’exploiter? Comment valoriser voire monétariser l’impact social ? Ces questions sont désormais cruciales pour toutes les structures œuvrant pour l’intérêt général ».
La mesure de l’impact semble donc incontournable et pourtant elle interroge en profondeur les relations entre les associations et leurs financeurs qu’ils soient publics ou privés. D’ailleurs le terme association tend à disparaître de ce paysage pour devenir un « porteur de projet », « une entreprise de l’ESS », un « opérateur social », un « entrepreneuriat social ». Le terme association paraît moins commode. Il renvoie à la notion de liberté associative, de transformation sociale, d’émancipation qui, sans doute, ne colle pas parfaitement à la mesure de l’impact social. Cette dernière exige en effet un « langage commun » entre « porteur de projet » et financeurs pour se mettre d’accord sur la mesure d’impact admise, sur les résultats attendus. Dès lors, elle place les associations en opérateur contrôlé par un référentiel d’indicateurs préétablis, à remplir, vérifier, comparer pour faire preuve de son impact. Un carcan rigide qui annihile toute velléité de revendications politiques et encore moins de désobéissance civile. Présentées comme neutres et utiles pour prouver l’efficacité des actions, ces méthodes de mesures d’impact sont en réalité une manière de brider les mouvements sociaux qui inquiètent le modèle économique dominant. « Mettre au pas les associations passe d’abord par l’imposition, indolore, progressive, d’une multiplicité de normes comme autant de camisoles qui resserrent l’étau du privé autour du milieu associatif », écrivait le CAC en 2017 dans sa lecture critique du rapport KPMG qui visait à faire « évoluer les modèles socio-économiques des associations ».
Par ailleurs, la mesure de l’impact impose aux associations des procédures extrêmement lourdes et couteuses. Dans un webinaire consacré à la mesure de l’impact social proposé par l’Avise le 7 juin dernier, deux associations racontaient leur expérience de ces évaluations. Elles expliquaient toutes les deux que c’était désormais un attendu des financeurs et que cela permettait de « faire la preuve de son utilité », « de rendre plus lisibles nos actions ». L ‘association Rev’elles qui accompagne depuis 2010 des jeunes filles de quartiers populaires pour qu’elles gagnent confiance en elles dans leurs démarches professionnelles annonçait qu’elle avait engagé 50 000 euros pour être suivie par le cabinet spécialisé Eexiste afin de mesurer son impact social. Ils avaient construit ensemble 25 indicateurs autour de trois axes, l’évaluation du rapport à soi, du rapport aux autres et de la projection dans l’avenir des jeunes filles accompagnées. L’Avise qui portait ce webinaire estimait à 15% du budget des projets la part qui devait être dédié à l’évaluation de l’impact social. L’association qui fait appel à un cabinet de conseil spécialisé doit compter a minima 15 000 euros pour financer ce travail.
La nécessité de ce passage présenté comme obligé n’est à aucun moment remis en question. Dans sa lecture critique du rapport KPMG de 2017, le Collectif des associations citoyennes analysait le glissement sémantique et politique entre la subvention publique et la commande, l’appel à projet qui tendait à faire des financeurs publics « des commerçants, acheteurs de prestations de services au mieux disant et au moins coûtant » comme l’écrivait Michel Chauvière dans Trop de gestion tue le social. Ce glissement pousse les associations à des logiques de concurrences et de regroupement. Désormais, ce nouveau rapport les entraine dans des méthodes de reporting, indicateurs de résultats, mesures d’impact calquées sur le modèle privé néolibéral toujours présenté comme bien plus « efficace ». Ne serait-il pas temps, à l’heure des retournements écologiques et sociaux, de s’interroger sur cette efficacité ?
Issu d’un groupe de travail intitulé « les petits déjeuners de la mesure d’impact », Convergences, l’Avise et Improve présentaient le 7 juin dernier un guide de la mesure de l’impact. Objectif : définir la mesure de l’impact social pour les distinguer d’autres types d’informations qui pourraient être perçus comme mesure d’impact mais n’en sont pas. Surtout, présenter cette approche de l’évaluation comme la plus efficace et la plus à même de prouver la réalité de l’impact. Une culture qui diffuse déjà largement au sein des associations. L’Unapei a ainsi sorti lui aussi ce mois de mai un guide intitulé « mesure d’impact social – Développons nos propres outils pour mesurer l’utilité sociale de nos activités et valoriser nos actions ». Appuyé sur l’expérimentation de trois régions (Bretagne, Pays de la Loire et Auvergne-Rhône-Alpes et 25 associations), ce guide vise son essaimage sur l’ensemble du réseau Unapei pour « développer une culture commune de la mesure d’impact social ». Le guide de l’Unapei vante les mérites de cette approche qui permet, écrit-elle de « se réapproprier notre démarche d’évaluation », de « réaffirmer notre utilité sociale et notre pouvoir d’influence » en « orientant le dialogue avec les financeurs dans le sens de nos valeurs. Elle nous donne les moyens de passer d’une logique d’injonction à une logique de coopération » et enfin de « marquer l’appartenance de nos associations à un écosystème plus large », ceux de l’économie sociale et solidaire. Toutefois, en fin de guide un verbatim interroge : « En deux générations, nous sommes passés d’un monde où chacun reconnaissait la légitimité de nos associations à agir pour l’intérêt général à une société où nous devons faire la preuve de la pertinence de nos actions ».
La cravate solidaire, L’impact sans mesure
La cravate solidaire a été l’une des premières associations à signer un contrat à impact social (CIS) dans le cadre du premier appel à projet de 2016. Cette association propose à des jeunes sans emploi de quartier populaire, un atelier coup de pouce de deux heures sur les codes vestimentaires en entretien professionnel. Après un accueil d’un quart d’heure, la personne suit un atelier de 45 minutes avec un coach en image, en général un bénévole qui accompagne également le don de vêtements, puis 45 minutes avec un binôme de coachs de ressources humaines, souvent venus par le mécénat de compétence. L’atelier se termine par un quart d’heure pour réaliser une photo professionnelle et répondre au questionnaire de satisfaction.
Dans le cadre du CIS, elle proposait de mener ces ateliers à bord d’un bus aménagé en Seine-Saint-Denis et dans le Val d’Oise. Le CIS a été structuré par la BNP Paribas comme la plupart des CIS en France, évalué par l’agence Kimso, financé par la Caisse des dépôts, la Maif, Aviva et Inco. Ils ont investis 450 000 euros dans le projet. Ce dernier s’appuyait sur deux « indicateurs de moyens » : accompagner 900 personnes sur trois ans et de sensibiliser 140 bénévoles aux discriminations à l’emploi et un seul « indicateur de résultat » : parvenir à montrer une reprise d’activité ou de formation de 3% supérieur par rapport à un accompagnement par les missions locales des deux départements calculé trois mois après le passage dans un atelier. Ces indicateurs de moyens et de résultats servent à évaluer l’impact social et à déclencher le remboursement avec prime et/ou taux de retour des investisseurs.
L’action en elle-même a mis du temps à se mettre en route. La structuration du CIS reste, comme pour chacun de ces contrats très longue. Censée démarrer en septembre 2018, l’action n’a finalement pu se lancer qu’en mai 2019 mais le comité de pilotage a décidé de ne pas prendre en compte ce retard et n’a pas modifier le suivi des indicateurs. « Cette décision a eu une incidence sur nos manières de faire », explique Mathilde Pichau de la Cravate solidaire. « Il a fallu très vite atteindre un rythme de croisière assez intense et accélérer la cadence que nous avions prévu très graduelle. Nous avons dû chercher très vite de nouvelles structures d’insertion pour nous orienter des jeunes ». La crise sanitaire est venue ensuite bouleverser les objectifs. Au lieu des 900 jeunes accompagnés, l’indicateur de moyens a été revu à la baisse à la fin du CIS pour tabler sur 780 jeunes reçus dans les ateliers. Enfin, cerise sur le gâteau, l’indicateur de résultat a finalement été retiré puisque l’État n’a pas pu fournir à l’évaluateur Kimso les données des missions locales. En cause, les règles liées à la RGPD.
Au final, le CIS a pris fin en décembre 2021 et l’association vient juste de recevoir « l’attestation de performance » signée par l’évaluateur qui indique que l’association a atteint les deux indicateurs de moyens. Surprise de taille, malgré l’absence de données sur l’indicateur de résultats, l’Etat a finalement versé les 15000 euros de prime par investisseur ! Il est très possible qu’une clause du contrat couvrait les investisseurs sur ce point et que le non-versement ne concernait que la situation où les résultats étaient mesurés et non atteint. Or, dans ce cas, la mesure n’a pas pu avoir lieu. L’exemple montre bien que le risque soit disant pris par les investisseurs reste minime.
Si l’association juge que la somme investie au départ leur a permis de lancer leur action pendant trois ans (aujourd’hui pérennisée grâce à des subventions publiques), elle ne se risquerait pas pour l’instant dans un autre CIS. Pourquoi passer par cette grosse machine, qui prend tant de temps et d’argent (public) ? Pourquoi construire des indicateurs (et payer des prestataires extérieurs pour le faire) qui, au final, ne parviennent pas ou très difficilement à concilier vision associative et vision financière voire ne sont tout simplement pas respectés ? La subvention paraît bien moins coûteuse tant pour l’État que pour l’association… reste uniquement l’intérêt des investisseurs.
Contrepoints : Vers un observatoire citoyen de la marchandisation et de l’investissement à impact social
L’idée germait depuis un moment au sein du groupe de travail financiarisation du Collectif des associations citoyennes. Nous en étions convaincu : il nous fallait un espace pour comprendre décrypter et contrer la marchandisation des actions associatives, une transformation aux allures de rouleau compresseur.
Cet appel à entrer dans des logiques de marché gangrène l’action associative, remet en question la notion de non-lucrativité, récupère des mots du secteur associatif pour mieux vendre … Nous avons l’ambition de renverser la vapeur et revendiquer la force de l’associationnisme et sa capacité à penser le monde de demain hors des logiques de marché. Le 19 mai dernier, nous étions une quinzaine d’associations pour mettre la première pierre à l’édifice d’un futur « observatoire citoyen de la marchandisation de l’action associative et de l’investissement à impact ».
Notre volonté commune : créer un espace d’analyse et d’information, de déconstruction et d’action contre cette marchandisation qui pousse les associations dans les bras du marché. Pour nous rejoindre dans cette démarche, un mail de contact : marianne[arobase]associations-citoyennes.net
Prochain rendez-vous le 22 juin au CAC (108 rue Saint Maur, 75011 Paris ou en visio) autour d’une présentation par le CNLRQ d’une démarche de recherche action pour définir l’utilité sociale des régies de quartier.
Contre la marchandisation… l’alerte de l’Uniopss
« La recherche maximale de profits est incompatible avec l’accompagnement de personnes vulnérables », dénonce enfin l’Uniopss dans un communiqué du 22 mai suite à « l’affaire Orpéa ». Il était temps qu’une grande tête de réseau se positionne fortement contre la marchandisation à l’œuvre depuis bien trop longtemps dans le secteur social et médico-social. Il demande au nouveau gouvernement un « arrêt de toute nouvelle habilitation ou tout nouvel agrément de structures lucratives » et le renforcement des contrôles existants sur l’utilisation de dotations publiques dans ce type de structures. Enfin, l’Uniopss souligne que « les agissement de quelques-uns ne doivent pas entrainer un sentiment de défiance généralisée alors que 80% de l’accueil en Ehpad est réalisé par des établissements publics ou privés non lucratifs ».
À lire, à voir
- Article dans Médiapart sur une structure du groupe SOS qui met en cause sa gestion d’un centre éducatif fermé « direction flottante, encadrement très peu qualifié, équipe trop jeune, pas diplômée » : https://www.mediapart.fr/journal/france/010622/en-auvergne-les-dingueries-d-un-centre-pour-mineurs-delinquants
- L’Observatoire des inégalités publie un « Rapport sur les riches » qui pointe que 10% des plus fortunés disposent de 46% du patrimoine de l’ensemble des ménages et que Bernard Arnault (patron de LVMH) détient une fortune équivalente à la valeur de tous les logements de Marseille.
- Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social, essai sur une discrète chalandisation, Éditions La Découverte.